Premier questionnaire de Proust sur la fin de l’URSS

Grand succès de l'émission "Opinion publique" portant ce jour-là sur le système éducatif soviétique. Coll.BDIC, Fonds France-URSS, Tass
Natalia Tolmatchova, 16 ans en 1991, était alors écolière. Son père est un ingénieur radio, sa mère professeur de piano. Elle a vécu toute sa vie à Borispol, à 30 kilomètres de Kiev. Pianiste accomplie, elle a fondé une école de musique dont elle est aujourd’hui la directrice.
Vous avez pensé « quelque chose a changé » quand…
Je n’avais que 16 ans et je vivais dans le cocon familial. Mais je me souviens très bien d’un moment de basculement : le putsch à Moscou. Je ne comprenais pas vraiment, mais je sentais l’inquiétude de mes parents, des adultes autour de moi. Il s’était passé quelque chose de terrible. I y avait comme un silence dans la rue, tout le monde attendait la suite…
Votre premier objet d’importation
Je devais avoir 14 ans, les magasins étaient vraiment vides vers 1989. Un blouson couleur cerise en toile de parachute, resserré à la taille, très à la mode… C’était mon père qui d’habitude ne s’occupait pas de nos vêtements, qui avait vu ce blouson, une importation du Japon, dans un magasin. Une queue interminable. Il coûtait 40 roubles, alors que mon père en gagnait 120 ! Il a insisté pour me l’offrir… J’étais si fière !
Votre premier dollar
Mes premiers dollars je les ai gagné en 1995…je donnais des cours privés de piano et la mère de mon élève m’a payé 20 dollars pour un mois de travail ! Je suis allée voir les changeurs dans la rue…Il m ‘ont fait le coup classique : vite, vite, sous le manteau, voilà les flics…Et je me suis retrouvée avec 1 dollar au lieu de vingt! Ils m ‘avaient tout volé!
La réalisation « c’est fini »
L’accord de Belovejskoe Pouscha (accord entre les présidents russe, ulrainien, et biélorusse de en décembre 1991)…l’indépendance devenait une réalité…Mais dans ma famille on ressentait plutôt un manque, l’impression d’avoir fait partie d’un tout, et de se retrouver comme ça, seul, face à un avenir incertain…Au référendum mes parents avaient voté contre l’indépendance (alors qu’une majorité quasi-unanime soit 90,3% avait voté en faveur de l’indépendance). Nous, on avait l’impression que des gens là-haut avaient tout décidé pour nous, sans nous.
Le moment le plus étonnant
En 1989, j’avais 14 ans, c’était l’âge de se préparer pour entre au Komsomol (jeunesses communistes), c’était une étape importante, solennelle. Mais là, à l’école on me dit – eh, bien tu peux entrer au Komsomol, si tu veux, mais si tu ne veux pas, c’est pas grave, de toute façon bientôt il n’y aura plus de Komsomol du tout!
Le moment le plus émouvant
Un moment fort en émotions ? Tchernobyl, et plus précisément quand mon frère et moi avons été envoyé chez notre grand-mère en Abkhazie après l’accident pour échapper aux radiations mais que mes parents sont restés à Kiev. J’avais 11 ans. Je me souviens de l’émotion, la pensée que voilà, mes parents restaient là exposés à on ne sait quel danger…que je ne les reverrai pleut-être plus…
Un morceau de musique, une mélodie…
J’étais musicienne, alors biensûr la musique, tout ce qui arrivait d’Occident tout d’un coup ! Il y a avait pleins de groupes à la mode, Europa, Modern Talking que je jouais au piano ! Mes en même temps, il y avait cette gêne, chez nous les musiciens, par rapport aux copains non musiciens qui se passionnaient pour tout ça, parce que finalement, nous voyions bien que cette musique à la mode ne valait pas grand chose !
Le « goût » de la perestroïka
Les barres chocolatées ! Les Snickers ! Ma meilleure amie allait se marier, alors la veille, nous nous sommes retrouver toutes les deux pour son enterrement de jeune fille, et on s’est dit – Allez, c’est pas yous les jours qu’on se marie, et on s’est offer un Snickers qu’on a partagé !
Pénurie de…
Avant la perestroïka, mes parents étaient plutôt bien connecté, mon père travaillant à l’aéroprt…Pour nous les pénuries, c’était plus tard. On manquait de tout mais ce qui me choque encore aujourd’hui, ce sont les années qu’on a dû vivre sans papier toilette ! Des journaux découpés, la honte !
Excès de…
Propagande, de cours politiques à l’école…tout ce marxsime-léninnisme, l’histoire du Parti, ces congrès à n’en plus finir…
Vous avez eu peur quand…
J’étudiais à Severodonetsk, une ville industrielle à l’est, les gens n’étaient plus payés, les rues n’étaient plus éclairées…J’avais peur de sortir seule. Et puis la guerre en Abkhazie…j’y ai passé toute mes vacances, enfant, chez ma grand-mère, et tout d’un coup, juste après mon dernier séjour, la guerre éclate. Une véritable guerre et nos amis, notre famille -des gens ordinaires, des gens comme nous !- débarquent chez nous à Kiev avec juste leurs vêtements sur le dos. Leur maison avait été incendiée, ils étaient devenus des réfugiés.
Une émission de télévision
La télévision, je ne me souviens pas trop, par contre, la grande découverte c’était les videos ! Il y avait des video-salons partout. C’est là qu’on a tous découvert les films érotiques, nous qui avions à peine vu un baiser à l’écran ! « Emmanuelle » et puis le tout premier, « La figue grecque », une histoire d’auto-stoppeuse allemande en Grèce qui a des aventures…
Un héros de l’époque
Rostropovitch ! le plus grand violoncelliste, il était bien installé à paris, mais il est rentré à Moscou au moment du putsch pour soutenir Boris Eltsine ! Un exemple rare d’homme qui défend une cause non par calcul carriériste mais par conviction…
Sans les bouleversements de la perestroïka, vous en seriez où aujourd’hui ?
Musicienne, certainement, prof de musique au conservatoire ! Mais je n’aurais pas pu voyagé à l’étranger, je n’aurais pas découvert le jazz, et je n’aurais certainement pas ouvert ma propre école de musique!
Propos recueillis par Sophie Lambroschini, journaliste indépendante (Moscou, Kiev)